Après la lecture du livre de François Giner, que je recommande impérativement à tous les amoureux de grands espaces et de vie authentique, j'ai eu le privilège de le rencontrer en personne à Lille, à l'occasion de la présentation de son ouvrage dans notre librairie, Autour du Monde.
Et me voici à nouveau dans son histoire, au cœur de son livre, avec pour toile de fond ce camp solitaire, planté là au beau milieu de la forêt...
Imaginez :
Après avoir quitté Katherine vers dix heures ce matin là, Edgar quittât la Stuart Highway, infinie bande de bitume, droite et ondulante sous le soleil déjà brûlant. 51 kilomètres de goudron, exactement, depuis la dernière ville de Blancs, et la route bifurquât à gauche pour s'enfoncer au sein des immenses espaces, quasi-inviolés, qui constituent la Terre d'Arnhem.
La Harnem Highway n'est en fait qu'une piste, qui la traverse d'ouest en est pour rejoindre la mer, à Nhulunbuy, près de 800 kilomètres au delà, et je savais ma destination lointaine, à mi-chemin, sans aucun moyen de communication avec quiconque.
François était mon seul permis pour traverser ces Terres Ancestrales, autrement interdites aux Munangas, les Hommes Blancs.
300 kilomètres de poussière à avaler, tantôt rouge, tantôt ocre, ou encore blanche. Heureusement, Edgar était préparé à cela, et l'équipement de survie s'entassait au fond du 4x4 : Cric, roues de secours, treuil, sangles, etc...
Sans téléphone-satellite, il fallait en effet se préparer à toute éventualité, car très peu de véhicules empruntent cette route, et le moindre accident peut avoir des conséquences très ennuyeuses.
Concentration intense sur cette piste inconnue, qui dévoilait patiemment sa variété, faite de sable blanc, de terre rouge ou jaune, et ponctuée de milliers de cailloux, de rochers, autant de pièges qu'il nous fallait éviter sinueusement sous peine de crevaison. Les creeks à sec en cette saison avalaient Edgar qui en ressortait vaillamment, ses quatre roues escaladant gaiement les pentes parfois escarpées de ces futures rivières.
Passée la communauté aborigène de Beswick, seule la forêt me séparait maintenant du camp, avec pour rétroviseur un nuage de poussière obstruant toute vision, et des milliers d'eucalyptus et de termitières de chaque côté.
Intensité des couleurs, rougeâtres, sur fond de ce ciel bleu métallique, si typique à l'Australie.
Les troupeaux de vaches encombrant la route, obligeant souvent Edgar à klaxonner pour les voir s'écarter nonchalamment, firent peu à peu place à d'autres animaux, sauvages ceux-là.
Les billabongs croisés, de ci, de là, laissaient échapper des nuées d'oiseaux multicolores,.
Les cacatoès blancs s'éparpillaient dans leur cacophonie rauque, les jabirus élégants perchés sur leurs longues pattes fouaillaient l'eau de leur grand bec, concurrençant les kookaburas dans leur recherche poissonneuse.
Des chevaux sauvages caracolaient impétueusement, se poursuivant dans des courses frénétiques, ponctuées de hennissement puissants, tandis que les troupeaux de buffles levaient à peine la tête sur notre passage, nous regardant curieusement, sans peur aucune. Des ânes traversaient parfois devant Edgar, et il fallait vraiment beaucoup de rigueur pour ne pas se laisser distraire de la conduite par cette nature puissante qui nous enserrait de ses liens sauvages.
Après le passage à gué de la rivière Mainoru, et quelques traîtres pièges sous nos roues, la bifurcation menant chez François apparût enfin sur la gauche, marquée d'un panneau si petit qu'il eut été facile de le laisser filer. Il m'avait dit « Tu ne peux pas te tromper, sinon tu fais demi-tour à Bulman, la prochaine communauté ». Les dix derniers kilomètres se sont roulés au pas, sur la piste resserrée. Il était 15 heures, et Bodeidei, dans toute sa splendeur s'étalait, comme dans un conte de fées devant mes yeux...
Imaginez :
De grandes tentes de pierres rouges, surmontées de moustiquaires, ouvertes à la lumière, sont éparpillées dans une clairière, avec en contrebas une source et une rivière qui chantonnent doucement au milieu des pépiements des oiseaux.
Les pièces communes, salles de bains, restaurant, cuisine sont ornées de fresques aborigènes racontant des histoires mystérieuses à nos yeux ignorants, et les tables décorées de paniers patiemment tissés par les femmes talabons, côtoyant des crânes ou des peaux de crocodiles, des pierres ou des fossiles, et des objets traditionnels, savamment disposés.
La sérénité est de mise ici.
Le feu brûle langoureusement, entouré de rondins où il fait bon s'asseoir alors que le vent bruisse dans les feuilles des arbres majestueux.
Sur leurs troncs sont pendus les trophées de chasse de François, peints des couleurs vives et minérales de cette terre, qui ombrent le sol de leurs cornes démesurées.
Le générateur ronronne au loin, tandis que les entrecôtes de buffle grésillent sur le barbecue.
L'eau de la source, pure et claire, me rafraîchit goulûment la gorge, après les tonnes de poussière avalées sur la piste, et je me sens heureux, de plaisirs simples et véritables.
Et le soir, allongé sur mon lit, sous la moustiquaire, l'écran géant de la forêt illumine devant moi son film aux échos nocturnes; les étoiles constellent le ciel, à peine dérangées par la lune montante, les feuilles craquent sous les pas d'animaux, chevaux, ânes, ou autres.
Quelques discrets hennissements ponctuent le croassement des crapauds, au rythme des cigales.
La lumière matinale, enchanteresse dans sa débauche violette et orange, réveille d'abord les kookaburas, qui lancent alors dans l'air encore frais de la nuit leur chant puissant et moqueur. C'est le signal, et tous les « hôtes de ces bois » se saluent alors dans une cacophonie pourtant mélodieuse.
L'eau siffle dans la bouilloire et le pain maison déroule ses volutes appétissants. La température est encore douce, et la nature se donne en spectacle, dans toute sa virginité ab origen.
François s'étant absenté quelques jours à l'étranger, je dépose les deux derniers volontaires à Katherine. 800 kilomètres dans la journée, en grande majorité sur les pistes sauvages n'ont pas épargné Edgar cette fois-ci. Crevaison à l'aller, crevaison au retour...
Ces accidents me ramènent à la nuit tombée au camp, à petite vitesse dans la lueur des phares.
C'est l'heure de pointe des animaux et il me faut faire très attention à ne pas heurter les quadrupèdes encombrant le chemin.
Évidemment, à l'immensité infinie de la forêt ils préfèrent ma route. J'ai dû ainsi suivre au pas un cheval qui ne daignait pas s'écarter, puis stopper net afin de ne pas percuter une famille de buffles qui traversait au feu rouge...
Et nous voici donc seuls, Yoann et moi, au milieu de ce camp, au milieu de nulle part.
Les journées se suivent et ne se ressemblent jamais, mélangeant travail et loisirs, et se déroulant à une vitesse aussi folle que celles passées à bord du Marfret Provence. Entretien et travaux divers, cuisine, nettoyage des deux gros toyotas, fabriqués maison, remplacement des poteaux mangés par les voraces termites, effeuillage des allées courant tout au long des bâtiments, les tâches ne manquent pas et nous ne ménageons pas nos efforts pour convaincre la nature de laisser Bodeidei intact.
Quand le garde-manger est vide, nous partons chasser un jeune buffle, soigneusement choisi. La fraîcheur et le calme du jour à peine levé sont le moment idéal pour débusquer notre proie, et, après avoir laissé cahin-caha quelques proies trop fluettes s'enfuir au milieu des arbres ou quelques fougueux mâles, coriaces et cornus, notre victime du jour tombe alors sous les balles du fusil de Yo.
Promptement attaché par les pattes arrières, la jugulaire tranchée, nous le hissons alors sur un arbre au moyen du treuil du 4x4, et le dépeçage commence.
Les couteaux, aiguisés la veille au soir, luisent férocement dans la lumière du soleil, et la peau du buffle, tailladée par le ventre, se décolle, laissant apparaître l'entremêlement des entrailles savamment tranchées, et jetées au loin, pour ne laisser que la chair vive à découper. Foie, cœur et araignée nous régaleront aujourd'hui, les autres morceaux seront congelés. Je coupe une corne en souvenir, et nous repartons hilarement, laissant aux fourmis, corbeaux et autres rapaces un festin qui n'aura d'égal que le nôtre.
Quel privilège de déguster cette viande on ne peut plus fraîche, juteuse et savoureuse, qui a grandi au sein d'un biotope parfait, loin des farines animales et autres inventions des occidentaux (dont je fais partie) trop pressés et si avides de déguster leur steak quotidien...
Ici au camp, les repas sont majoritairement végétariens, composés de riz, de pâtes et de légumes divers. Un peu de fromage, du pain, accompagnés de l'eau de la source suffisent à combler nos estomacs pourtant voraces, et exceptionnellement, un morceau de barbaque vient s'inviter à table, laissant nos papilles éperdues de plaisir...
Un énorme et vieux mâle nous a adopté, et passe ses journées à brouter l'herbe sèche autour des voiture, à quelques mètres à peine, nullement intimidé par notre présence. Quand il a trop chaud, il part pataudement se baigner dans la rivière en contrebas et seules ses cornes immenses, au dessus de ses naseaux soufflant dépassent de l'eau claire.
Parfois, nous partons en promenade, en « tour » comme on dit, et les splendeurs du bush se dévoilent alors à nous.
Au long de pistes délaissées, les billabongs grouillent de vie sous les coups d'ailes des aigles pêcheurs. Les gués traversés laissent entrevoir quantité d'oiseaux multicolores, et les buffles paissent paisiblement au milieu des termitières cathédrales orange, ou magnétiques grises. Nord-sud, on peut dire que ces insectes ont le sens de l'orientation !
Quelques pans de l'histoire aborigène se dévoilent pour nous. Gravures rupestres au fond de grottes préhistoriques, arbres ou sites sacrés dont l'histoire chantée depuis des millénaires résonne encore en ces lieux empreins d'une sagesse immémoriale.
L'accueil dans les villages, ou communautés, est chaque fois une fête. Les enfants accourent au devant du 4x4, l'escaladent à qui mieux mieux, dans un concert assourdissant d'exclamations en kriol.
Voici quelques jours, nous avons été chercher une famille afin de l'amener à un ou deux kilomètres du camp, voir le lieu ou l'un des leurs a été malheureusement trouvé la mort. Je ne pensais jamais que le Toyota supporterait une telle charge... 18 à bord, le Livre des Records aurait pu y consacrer une page entière, au grand dam des lames de ressort des suspensions !
Assis en tailleur sur un coin d'herbe, à fumer des cigarettes, Philip, un ancien, m'étreignait la main ou le genou de tristesse et a décidé de m'adopter, me renommant Wamut et me demandant de l'appeler « Dad' ». Je fus l'objet d'une longue discussion dans leur dialecte, dans laquelle il me présentait ainsi au reste de son clan. Je fais donc partie maintenant de la famille et me retrouve avec un nombre considérable de frères, sœurs, neveux ou nièces !
Timides au premier abord, le voile tombe vite et l'on se retrouve avec rapidement avec des myriades d'enfants sur les genoux, accrochés au cou, que les adultes vous confient alors qu'ils vaquent à leurs occupations au loin.
Au fond de leurs yeux brille une sagesse venue du fond des âges et leur gentillesse est extraordinaire.
Chaque lieu entrevu, rocher, grand arbre, source ou rivière, est nommé et fait l'objet d'histoires, chantées et transmises de générations en générations. Mais peu à peu, la télévision et le « rak'n'ral » remplacent les histoires des Anciens, et bientôt la globalité de cette culture sera à tout jamais perdue, pour le plus grand malheur des Hommes, noirs ou blancs...
Subsistance d'un monde plurimillénaire, tentant tant bien que mal de perdurer au sein des règles de la communauté blanche, totalement inadaptées à leur conception de la vie et de la nature...
Ainsi va la vie, et ainsi passe la vie du bushman, simple et véritable...